vendredi 30 octobre 2009


C'est vendredi après-midi & il neige un peu, pas beaucoup, juste assez.

C'est vendredi après-midi & je ne travaille pas, alors je passe de longs moments à recopier les conjugaisons de verbes irréguliers russes dans un cahier quadrillé. J'ai acheté le stylo que j'utilise dans un kiosque en bordure de Tverskaïa, il fait des pâtés à tous les deux mots. Je forme encore un peu maladroitement les lettres de l'alphabet cyrillique, surtout parce que j'ai décidé de tout écrire en lettres attachées & que moi même en français, même avec l'alphabet latin, j'ai toujours eu l'écriture cursive récalcitrante, je m'applique mais mes doigts ne suivent pas, on dirait un garçon de huit ans & demi. Aussi parce que j'ai jamais été capable d'écrire sur les lignes. Je préfère faire semblant qu'elles n'existent pas & écrire n'importe où, entre les lignes, sur les lignes, dans les marges. Pas par esprit de contradiction; juste pour ne pas que mes mots étouffent.

C'est vendredi après-midi & il neige un peu, & il fait un peu gris, & je suis un peu triste. D'une tristesse rassurante de surface, une petite mélancolie pour jeunes filles de bonne famille. Je m'enroule dans un grand chandail de laine & je rabats le capuchon sur ma tête, sur mes cheveux mouillés qui sèchent en longs frisottis. Je fais comme si j'avais froid.

C'est vendredi après-midi & je m'ennuie de tous les gens que je ne reverrai plus jamais.




Avant de partir pour Moscou, j'ai acheté deux livres usagés -- Ce qu'il en reste, de Julie Hivon, & Putain. (Que j'ai terminé une journée avant la mort de Nelly Arcan. Alors je crois que je serai jamais capable de dire si j'ai aimé ou non.) Il y a Baloi qui m'a donnée un livre de détectives, parce qu'elle sait que j'aime beaucoup les histoires de détectives. & Juillet m'a prêtée la Trilogie des Fourmis parce que, bless his heart, c'est son livre préféré. & c'est le dernier que j'ai terminé, cette semaine, il y a quelque jours.

& j'ai rien contre Bernard Werber, rien du tout, mais après presque un mois passé dans les pages de ses histoires de fourmis & d'enquêtes boiteuses & de petites révolutions, après avoir coulé tout plein de temps à lire un peu comme on regarde un téléroman à l'intrigue convenue, la tête qui se laisse emberlificoter par d'autres pensées mais c'est pas trop grave, on finit toujours par revenir, on finit toujours par comprendre -- après tout un mois comme ça, je crois que j'avais oublié qu'il y a dans certains livres des mots puissants, des mots qui bercent & qui apaisent & qui attisent. Qu'il y a dans certains livres une chose qui fait un peu prétentieux, une chose que je ne saurai jamais décrire tout à fait, qu'il y a, au détour d'une phrase qui perce le coeur comme on crève une bulle de savon, qu'il y a la littérature.

J'ai emprunté Chambre avec baignoire au centre où j'enseigne le français. D'Hélène Rioux j'avais seulement lu Mercredi soir au bout du monde, que j'avais aimé mais pas adoré, mais dans ce roman d'elle il y a quelque chose, quelque chose qui tombe juste à point. Elle a des descriptions incroyables, des phrases qui ne finissent pas, des mots serrés qui regorgent de détails, qui envahissent toutes les marges -- mais aussi autre chose. Une histoire pas très joyeuse qui deviendra sûrement très triste d'ici peu, on le sent venir. Une atmosphère lourde de petites angoisses accumulées. Mais une façon si riche de se perdre dans le quotidien, un humour si subtil & si amer, si délicat aussi, que ça me fait du bien. Pour aucune autre raison que parce que c'est bien écrit, ça me fait du bien. & c'est une chose que j'avais oubliée.


J'avais dit que son sourire, c'était quelque chose de très précieux, ça se voyait tout de suite qu'il ne le gaspillait pas. J'en connaissais qui l'avaient toujours fendu jusqu'aux oreilles, & ça me tuait. Le sourire dentifrice, aseptisé, aromatisé à la menthe poivrée ou à la gomme balloune, le sourire relations publiques, relation d'aide, relation de couple. Plein de bonnes intentions, pavé comme l'enfer, insupportable.


C'est fou comme j'avais oublié.




Ce que j'aime de la langue russe, exemple numéro cent trente-deux:

Des bonbons ça se dit конфеты, kanfiéti, & prononcé un peu mal & un peu trop vite on dirait presque confettis.



jeudi 29 octobre 2009





Il y a deux semaines, j'ai vécu l'expérience la plus stressante de toute ma vie, c'est-à-dire : acheter un billet de train dans une gare moscovite.

Quarante-cinq minutes d'attente dans une file mouvante & changeante où les gens laissent passer ou dépassent leurs voisins en suivant les règles d'une mystérieuse logique russe. Une fois arrivé devant la préposée au visage renfrogné & aux syllabes mâchouillées, lui parler le plus fort possible à travers une vitre munie d'une seule toute petite ouverture, dont la fonction première n'est pas tant de faciliter la conversation que de mieux faire circuler les billets de roubles. Se contorsionner pour s'assurer que sa voix atterrit plus ou moins vis-à-vis cette ouverture. Avoir derrière soi la pression d'à peu près cinq babouchkas convaincues que leur tour arrivera plus vite si elles sont plus près de la caisse. Envisager se boucher les oreilles pour faire taire tout le vacarme qui règne autour. Répéter trois fois la même chose en essayant à chaque fois un accent tonique différent, espérant tomber par hasard sur le bon ; se faire comprendre à moitié, par miracle, & finir la transaction par écrit, en glissant un petit papier plein de chiffres gribouillés dans la fente au bas de la vitre. Voir l'exaspération de la préposée monter d'un cran à chaque медленно, пожалуйста? (plus lentement, s'il-vous-plaît?). Sentir les babouchkas qui s'impatientent dans son dos. Escamoter la fin de la conversation & se dire qu'on achètera le billet de retour sur place, la journée même, quitte à se retrouver dans un електрнческйи elektritcheski qui s'arrête à tous les trois villages & demi.

Mais! Le très beau & joli & joyeux, dans tout ça, c'est que grâce à ce billet de train durement acquis (!) j'ai passé trois jours & demi dans un coin de l'Anneau d'Or russe, région où il y a plus d'églises au kilomètre carré que d'habitants. J'ai trouvé des gens sur couchsurfing pour m'héberger &, après trois heures de train (& deux heures & demie de discussion laborieuse en russe avec un médecin dans la cinquantaine qui tenait absolument à me parler de chacune de ses quatre maîtresses), je suis arrivée à Vladimir, chez Artyom & Irina & leur vieux grand-père espiègle dont j'ai jamais réussi à saisir le prénom. Comme la plupart des Russes qui habitent en ville, ils vivent dans un gros bloc de béton construit sous Khrouchtchev, dans les années cinquante. Bâtis à la va-vite pour régler un problème de pénurie de logements, ce sont des immeubles extrêmement cheapettes qui ne devaient, en théorie, que durer vingt-cinq ans. Comme on y habite encore après cinquante ans, ils sont incroyablement délabrés & donnent l'impression d'être à deux doigts de l'écroulement -- mais à l'intérieur les appartements sont confortables & jolis. Petits & trèstrès encombrés, mais jolis!

Sinon, tout à Vladimir est en ruines -- ou en réparation. (...ce qui, connaissant le rythme russe de construction, équivaut à peu près à la même chose.) Il y a une longue rue principale que j'ai parcourue à pied, le soir de mon arrivée, & où se succèdent deux cathédrales, les restes d'anciennes fortifications, de jolis parcs. (Aussi toutes les choses qu'on retrouve dans toutes les villes du monde : un bar à sushi Tokyo, un restaurant libanais Byblos, & un grand supermarché où on empile ses achats dans de petits paniers de plastique rouge.) C'est joli mais c'est pas très grand, alors j'ai passé beaucoup dans la petite ville de Suzdal, tout près, où il y a tout plein de maisons en bois un peu croches, aux couleurs délavées mais encore jolies -- des bleus, des verts, des jaunes fanés. Les cadres des fenêtres ont des motifs de dentelle, le bois sculpté trèstrès finement, & les plates-bandes regorgent de fleurs qui affrontent encore courageusement l'automne. Il y a aussi un vingtaine d'églises, deux monastères & un couvent -- pour une petite ville endormie, ça fait beaucoup. Il y avait beaucoup de touristes, surtout des touristes de Moscou (...reconnaissables, pour les filles, à leurs incroyables talons hauts) qui faisaient ces signes de croix inversés de chrétiens orthodoxes devant des icônes tellement ornés qu'ils en étaient aveuglants. L'intérieur des églises orthodoxes croule sous l'or & les couleurs vives, en fait, & c'est tellement, je sais pas, outrageusement joli que c'est difficile de se rappeler que c'est religieux.

& puis le lendemain j'ai pris trois autobus brinquebalants pour aller avec Irina jusqu'à Bogolioubovo (dieu aime cet endroit, que ça veut dire), un tout petit village en bordure de Vladimir. Nous sommes entrées dans un monastère où il a fallu se couvrir la tête d'un foulard & enfiler une grande jupe par-dessus nos pantalons (...l'église orthodoxe, c'est trèstrès traditionnel), mais nous avons surtout emprunté un chemin boueux à travers les champs pour voir une toute petite église se dresser au milieu de nulle part, entre un lac & un troupeau de chèvres. Le garçon qui les surveillait avait neuf ou dix ans, les mains pleines de boue, les joues rondes. Il marmonnait de petites phrases dans le vide & je me suis dit qu'il s'inventait des histoires, de grandes histoires où il n'y avait sûrement aucune chèvre.

Je suis partie de Vladimir en autobus. (État des routes en Russie: peu enviable.) Ça a pris un peu plus de quatre heures parce que c'était dimanche & que les dimanches d'automne, tout le monde revient vers la ville après avoir passé la fin de semaine à la datcha, petite cabane familiale dans les bois -- avec potager, mais souvent sans électricité. & puis quand j'ai vu les affreuses tours à logements de la banlieue de Moscou se profiler à l'horizon, c'était un peu comme revenir à la maison.




Juillet a attrapé la A-H1N1 & je suis partagée entre l'envie de a) trouver ça inexplicablement, ridiculement drôle, ou b) m'inquiéter.

Alors en attendant de pouvoir étouffer tout à fait les débuts d'angoisse qui se tortillent dans ma poitrine, je me lève tôt & je regarde bouillir l'eau dans le samovar, debout dans la cuisine vide. Je fais du kasha, du gruau russe, & je bois mon mauvais café instantané. Je donne tout plein d'amour aux plantes que Kyoto a volé au dixième étage de l'immeuble. J'envoie des colis vers le Québec, après des échanges un peu laborieux avec la préposée du bureau de poste. Je pense à Juillet, tout le temps tous les jours, parce que j'aime mieux m'en ennuyer beaucoup que de m'habituer à ne pas l'avoir avec moi.

Le ciel est gris depuis huit jours mais mon coeur est grand comme ça. Malgré tout.



jeudi 22 octobre 2009





Dans le métro, toutes sortes de choses :

  • une babouchka aux dents de métal & au visage fripé qui quémande timidement de la monnaie, nichée dans un coin comme pour ne pas déranger personne ;
  • des publicités de souliers de voyages organisés du gouvernement qui suggère de dire non à la cigarette ;
  • une chaleur étouffante dans une foule compacte à en devenir agoraphobe ;
  • un vieillard aux bottes recouvertes de sacs de plastique qui lit avec toute l'attention du monde les pages jaunies d'un roman de science-fiction ;
  • de grands plafonds en marbre ciselé & des arches qui portent encore l'emblème communiste ;
  • moi qui pense doucement à toi.





Parce que parfois j'ai pas dans la tête les mots dont j'aurais besoin, ou la patience pour attendre qu'ils s'y glissent, je dessine de petites choses.



(Kyoto & moi)




mardi 20 octobre 2009






Hier je me suis souvenue :

Un soir avec Unai dans l'appartement rue Crémazie, celui qui n'était pas vraiment à moi ; nous montons sur Cartier, au Métro sur Cartier, pour acheter de la bière. Je dis que j'ai faim & Unai me suggère d'acheter, entre toutes les choses possibles & imaginables qu'une fille peut acheter dans une épicerie à neuf heures & demie du soir, des carottes. Je fais une drôle de grimace & il ne comprend pas, me dit mais c'est bon des carottes, tu peux les prendre bio & pas t'empoisonner!.

Plus tard dans l'été il y aura un peu la même situation, un peu la même question, & Juillet me demandera on s'achète-tu de la crème glacée au chocolat? & moi je penserai, finally a boy after my own heart.




À Moscou il y a le théâtre Bolshoï -- le théâtre impérial sous les tsars, là où Tchaïkovsky a présenté son Lac des Cygnes pour la première fois, alors à cause de tout le poids historique de l'endroit ça coûte maintenant à peu près trois bras & demi pour assister à un spectacle. Mais! Comme c'est la Russie & qu'en Russie il y a toujours toujours toujours de petits vestiges socialo-communistes quand on sait où les chercher, le Bolshoï réserve, à chaque soir de représentation, une cinquantaine de billets pour les étudiants. Les sièges sont au deuxième balcon & souvent ils sont pas très bons, à peu près vis-à-vis des extrémités de la scène, mais! Ils coûtent seulement cinquante roubles, c'est-à-dire environ un dollar & demi, & puis tout le monde sait que les torticolis sont hautement bénéfiques pour la jeunesse russe. (Ça leur forge le caractère.)

Jeudi soir Kyoto devait avoir un examen de droit international mais il a mystérieusement été reporté (le mystère accompagnant chacune de nos journées ici) alors nous avons décidé de célébrer en allant au Bolshoï. Après avoir pris le métro en plein dans le pire de l'heure de pointe (...& donc avoir manqué finir mortes asphyxiées dans la foule agglutinée au pied des escaliers roulants), nous avons acheté deux billets sans trop savoir ce que nous verrions -- & finalement c'était un opéra, & c'était Macbeth, & Macbeth c'est ma pièce préférée de Shakespeare, zéro compétition. Alors j'étais très contente. Mais comme beaucoup d'opéras celui-ci était en italien, avec les sous-titres russes qui défilaient en haut de la scène -- & ça m'a fait un peu bizarre d'être venue à Moscou pour entendre raconter en italien une histoire qui se déroule en Écosse. Mais c'était aussi très beau, dans la grande salle vert & or, avec l'orchestre qui jouait en bas & les Russes trop extrêmement bien mis assis au parterre. Au plafond il y avait un lustre énorme, composé de milliers & de milliers de petits éclats de cristal, & même s'il s'est éteint avant le début de la représentation il y avait tellement de lumière qui provenait de la scène qu'on pouvait continuer à voir, tout au long de l'opéra, les morceaux de verre vibrer avec la musique.

& j'ai eu comme un moment de nostalgie, parce que pour moi l'opéra c'est ma mère -- ma mère qui écoute & réécoute des disques chaque fois qu'elle repasse, les dimanches après-midi, depuis que je suis toute petite, & ma mère qui connaît toutes les histoires d'amours tristes que chantent les personnages.

Mais! J'ai aussi eu un moment de trèstrès grande joie, parce que je me suis aperçue que je comprenais infiniment mieux les sous-titres en russe que les paroles en italien. & ça c'est un signe, un grand signe d'amélioration langagière en bonne & due forme.




Ça fait cinq semaines que je suis ici & je sais déjà que je manquerai de temps pour faire tout ce que j'aurais envie de faire. Mais c'est comme ça, mais c'est pas grave. Il y a des choses qui m'attendent partout où j'irai, des couleurs vives de grandes joies de petites peines passagères, suffit de les trouver.



jeudi 15 octobre 2009





L'automne se fane en jolies couleurs dans les parcs de Moscou mais il se fane quand même, on annonce de la neige pour mercredi & ça me rend heureuse parce que je n'ai pas encore acheté de parapluie. Il fait de plus en plus froid mais aujourd'hui, au coin de Tverskoï & Tverskaïa, il y avait encore des gens pour savourer avec une délectation toute moscovite des frites sans ketchup sur la terrasse du McDo.




À Moscou il y a une légende urbaine tenace. Tout le monde la connaît. Tout le monde se fait un plaisir de la transmettre aux touristes & aux nouveaux arrivants, de leur en murmurer le détail à l'oreille comme on le ferait avec un grand secret d'État. Ça va comme suit:

Les chiens errants prennent le métro.

Ils partent des banlieues où ils se terrent durant la nuit & accompagnent la foule compacte de l'heure de pointe du matin. Ils déjouent les gardes de sécurité encore à demi endormis & se glissent sous les tourniquets de métal. Ils dévalent les (interminables! vraiment interminables!) escaliers roulants en écrabouillant les orteils des babouchkas aux dents en or & aux foulards fleuris. Ils se laissent portés par la foule & se recroquevillent dans un wagon, sous un siège ou dans un coin mal éclairé. Inexplicablement, ils connaissent la station où ils doivent s'arrêter -- toujours une station dans le centre de la ville, là où les poubelles pleines des restaurants & les miettes des passants leur font de bons repas. Ils errent quelques heures dans les grandes artères, mangent à leur faim, puis reprennent le métro. Retournent dormir en périphérie, comme des millions de banlieusards russes.




Juillet m'envoie une photo via courriel: c'est à ça que je ressemble quand je parle de toi, qu'il m'écrit. Ok j'ai l'air un peu niaiseux, mais c'est attendri qui faut dire, ATTENDRI!!

(& ça c'est Juillet. Les deux points d'exclamation, pas trois parce que ce serait trop & pas un parce que ce serait pas assez, & puis cette façon très honnête & démonstrative & vivante d'être heureux. C'est comme -- la meilleure chose au monde, toujours.)




Quand je sors de mon cours de français, j'ai sur les doigts comme une seconde peau de craie blanche & dans la tête toutes les choses que mes élèves ne comprennent pas -- la popularité de Tintin (qui ne s'explique probablement pas en disant pour rire que c'est euuuuh un petit reporter au toupette crêpé qui entretient une drôle de relation avec un marin alcoolique?), la robe que je porte par dessus mes pantalons, ma façon de prononcer le mot mardi. Mes cheveux coupés tout croche, les mèches trop longues que j'attaque avec des ciseaux pour enfant au-dessus de l'évier de la salle de bains. Mes vingt-trois ans qui tirent sur les vingt-quatre & mes plans de carrière tellement flous qu'ils en sont inexistants & mes envies de vivre un vrai hiver ailleurs, le Pays Basque ça compte pas parce qu'il faisait que pleuvoir, & mon drôle d'accent en russe & mes déclinaisons ratées & qu'est-ce que je viens faire ici, de toute façon?

Ça ils me l'ont demandé dès le premier cours, pourquoi tu es venue ici? avec dans la voix toute une montagne d'incrédulité, & je leur ai répondu n'importe quoi. Vraiment n'importe quoi. La vérité c'est qu'en partant de Québec je pensais savoir pourquoi je venais, mais plus je m'installe, plus je m'ancre ici & plus je m'aperçois que jamais je l'ai su. Jamais jamais. Mais ça ne me chamboule pas. Parce que je me dis que peut-être je suis ici pour le découvrir, au moins un peu.




Ce qu'il y a de bien avec la vie ici, que je me disais l'autre jour, c'est qu'il est encore trop tôt pour que je puisse savoir ce dont je me souviendrai dans trois mois, deux ans, dix ans. Alors j'observe tout avec beaucoup d'attention, même le trèstrès petit.



dimanche 4 octobre 2009





Les bonnes choses, toujours les bonnes choses :

Avec Kyoto, ma colocataire dont le prénom me fait quand même un peu penser à une chanson de Modest Mouse (& it's true we named our children after towns we had never been to) -- acheter de la bière à numéro, petit vestige communiste du temps où le branding imaginatif était pas particulièrement nécessaire, & essayer de déterminer laquelle est la meilleure. (La neuf, plus foncée que la huit? La sept, blonde mais peut-être un peu trop pâlotte?) Se pratiquer ensemble à chanter l'hymne national russe, dont les paroles remaniées sont écrites dans un de ses manuels de droit. Partager une bouteille de vin rouge sucré & parler parler parler jusqu'à deux heures du matin, emmitouflées jusqu'aux oreilles dans notre chambre trop froide. Marcher pendant quatre heures pour traverser la Moskova & déboucher sur une base de plein air inespérée, blottie aux pieds de petites collines rondes. S'émerveiller devant la première poubelle à recyclage que nous voyons depuis notre arrivée à Moscou.

Avec Rita, la voisine roumano-allemande mince comme un garçon de onze ans, les poignets d'une délicatesse touchante -- préparer du borscht from scratch & le déguster après y avoir fait fondre lentement trois grosses cuillerées de crème sûre à quarante pour cent de matières grasses. Emprunter une guitare à un des Américains du sixième pour qu'elle puisse extirper son répertoire de veilles chansons russes de ses valises & nous faire fredonner, toute une soirée durant, des mélodies qui parlent de chats noirs superstitieux & d'automnes révolutionnaires. L'entendre dire que secrètement elle a toujours voulu tomber amoureuse en Russie, & espérer très fort que ça lui arrive.

Avec Porcelaine, l'autre voisine qui elle est québécoise, les yeux grands comme ça & l'enthousiasme facile -- acheter des billets pour Franz Ferdinand, Franz Ferdinand à Moscou! S'émerveiller ensemble de nos amoureux respectifs, tous deux trèstrès loin à Québec, avec dans la voix comme une grande tendresse, une tendresse lumineuse & inattaquable. Sortir très tard le soir pour acheter une bouteille de vodka au Магниоля ouvert vingt-quatre heures puis revenir chez elle pour le boire tout doucement, à coup de petits verres qui tue tous les microbes de nos grippes d'automne.

Avec Baloi & Chuck qui coulent leur vie à Limoilou & Boucherville, respectivement, & qui demeurent encore les deux meilleures amies que j'ai jamais eu -- prendre sournoisement des photos de Russettes en talons très hauts pour les leur montrer, leur dire preuve à l'appui!. S'envoyer mutuellement des vidéos de crocodiles qui chantent joyeux anniversaire en russe. Écrire de longs courriels qui parlent de Jeannettes & de cathéter veineux & de concoctions suspectes à base de vin rouge & de liqueur noire ; prendre des nouvelles & donner des nouvelles, les avoir tout près même si elles sont très loin.

& avec Juillet, Juillet qui m'écrit des messages rendus presque incohérents parce que pleins à craquer de parenthèses & de points d'exclamation, Juillet qui me promet de m'envoyer du café équitable & biologique & tout ce que tu veux, guatémaltèque ou kenyan ou quoi? -- surtout parce que je passe mon temps à me plaindre de l'horrible café instantané que j'ingère ici. Juillet qui me dit que je suis jolie même quand je le suis pas, les yeux encore cernés de sommeil à sept heures du matin, à lui parler sur Skype parce qu'avec le décalage horaire c'est le seul moment qui fasse l'affaire. Juillet qui me demande, faussement nonchalant, si je veux venir te voir, c'tu ben compliqué?.



jeudi 1 octobre 2009






Il fait trois degrés celsius dehors & même à l'intérieur j'ai le bout du nez gelé, mais aujourd'hui les rayons du soleil se glissent sur les fenêtres de l'édifice en face, font étinceler les vitres ; les feuilles rougies tombent comme des confettis dans la cour intérieure &, avec les éclairs de lumière qui aveuglent un peu mais réchauffent les couleurs, on dirait presque une mise en scène. Un spectacle de cirque en plein air, peut-être, à qui il manquerait quelques paillettes.

Je suis au cinquième étage. Parfois, avec le vent, on dirait que les branches tendues des arbres voudraient venir caresser ma fenêtre, & ça a quelque chose d'étrangement joli.




& septembre 2009

Les affameurs, Doan Bui
The Girl's Guide to Hunting & Fishing, Melissa Bank
Les fourmis, Bernard Werber
Putain, Nelly Arcan




Jamais vu une ville avec autant de kiosques de fleurs -- цветы tsviety, ici. À tous les coins de rue, à chacune des stations de métro ; certaines précisent qu'elles sont ouvertes vingt-quatre heures parce que vraiment ça arrive, trois heures du matin & un besoin pressant d'acheter cinq jonquilles très jaunes. (Pas un nombre pair parce qu'un nombre pair ça porte malheur, que la petite grand-mère ukrainienne du kiosque m'explique, mais cinq c'est un bon chiffre, cinq c'est le meilleur chiffre.) Des fleurs à vendre partout, & quand le loyer des kiosques est trop élevé c'est directement sur le trottoir, de grands paquets de fleurs colorées contre le gris de la ville.

(& moi ce que je me demande, c'est : qui achète toutes ces fleurs? Qui les reçoit? Je pourrais me dire ah c'est facile, des jeunes filles à talons hauts les cheveux peroxydés les jambes longues sous la jupe, qui se mettent à espérer le mariage avant vingt-cinq ans dès qu'elles reçoivent un bouquet, mais j'aime m'imaginer autre chose -- tous les malades de tous les hôpitaux moscovites & toutes les mamans de tous les soldats stationnés en Tchétchénie, toutes les tombes de tous les gens qui sont morts seuls, toutes les secrétaires qui chaque matin doivent refaire le thé trois fois, jusqu'à ce qu'il soit juste assez noir & juste assez sucré mais pas trop. Par exemple.)

(Ou toutes les petites grands-mères ukrainiennes qui vendent de jolies fleurs depuis la fenêtre de leur tout petit kiosque, kiosque minuscule à en devenir claustrophobe.)

Jamais vu une ville aussi dure, malgré toutes ses fleurs.