jeudi 29 octobre 2009





Il y a deux semaines, j'ai vécu l'expérience la plus stressante de toute ma vie, c'est-à-dire : acheter un billet de train dans une gare moscovite.

Quarante-cinq minutes d'attente dans une file mouvante & changeante où les gens laissent passer ou dépassent leurs voisins en suivant les règles d'une mystérieuse logique russe. Une fois arrivé devant la préposée au visage renfrogné & aux syllabes mâchouillées, lui parler le plus fort possible à travers une vitre munie d'une seule toute petite ouverture, dont la fonction première n'est pas tant de faciliter la conversation que de mieux faire circuler les billets de roubles. Se contorsionner pour s'assurer que sa voix atterrit plus ou moins vis-à-vis cette ouverture. Avoir derrière soi la pression d'à peu près cinq babouchkas convaincues que leur tour arrivera plus vite si elles sont plus près de la caisse. Envisager se boucher les oreilles pour faire taire tout le vacarme qui règne autour. Répéter trois fois la même chose en essayant à chaque fois un accent tonique différent, espérant tomber par hasard sur le bon ; se faire comprendre à moitié, par miracle, & finir la transaction par écrit, en glissant un petit papier plein de chiffres gribouillés dans la fente au bas de la vitre. Voir l'exaspération de la préposée monter d'un cran à chaque медленно, пожалуйста? (plus lentement, s'il-vous-plaît?). Sentir les babouchkas qui s'impatientent dans son dos. Escamoter la fin de la conversation & se dire qu'on achètera le billet de retour sur place, la journée même, quitte à se retrouver dans un електрнческйи elektritcheski qui s'arrête à tous les trois villages & demi.

Mais! Le très beau & joli & joyeux, dans tout ça, c'est que grâce à ce billet de train durement acquis (!) j'ai passé trois jours & demi dans un coin de l'Anneau d'Or russe, région où il y a plus d'églises au kilomètre carré que d'habitants. J'ai trouvé des gens sur couchsurfing pour m'héberger &, après trois heures de train (& deux heures & demie de discussion laborieuse en russe avec un médecin dans la cinquantaine qui tenait absolument à me parler de chacune de ses quatre maîtresses), je suis arrivée à Vladimir, chez Artyom & Irina & leur vieux grand-père espiègle dont j'ai jamais réussi à saisir le prénom. Comme la plupart des Russes qui habitent en ville, ils vivent dans un gros bloc de béton construit sous Khrouchtchev, dans les années cinquante. Bâtis à la va-vite pour régler un problème de pénurie de logements, ce sont des immeubles extrêmement cheapettes qui ne devaient, en théorie, que durer vingt-cinq ans. Comme on y habite encore après cinquante ans, ils sont incroyablement délabrés & donnent l'impression d'être à deux doigts de l'écroulement -- mais à l'intérieur les appartements sont confortables & jolis. Petits & trèstrès encombrés, mais jolis!

Sinon, tout à Vladimir est en ruines -- ou en réparation. (...ce qui, connaissant le rythme russe de construction, équivaut à peu près à la même chose.) Il y a une longue rue principale que j'ai parcourue à pied, le soir de mon arrivée, & où se succèdent deux cathédrales, les restes d'anciennes fortifications, de jolis parcs. (Aussi toutes les choses qu'on retrouve dans toutes les villes du monde : un bar à sushi Tokyo, un restaurant libanais Byblos, & un grand supermarché où on empile ses achats dans de petits paniers de plastique rouge.) C'est joli mais c'est pas très grand, alors j'ai passé beaucoup dans la petite ville de Suzdal, tout près, où il y a tout plein de maisons en bois un peu croches, aux couleurs délavées mais encore jolies -- des bleus, des verts, des jaunes fanés. Les cadres des fenêtres ont des motifs de dentelle, le bois sculpté trèstrès finement, & les plates-bandes regorgent de fleurs qui affrontent encore courageusement l'automne. Il y a aussi un vingtaine d'églises, deux monastères & un couvent -- pour une petite ville endormie, ça fait beaucoup. Il y avait beaucoup de touristes, surtout des touristes de Moscou (...reconnaissables, pour les filles, à leurs incroyables talons hauts) qui faisaient ces signes de croix inversés de chrétiens orthodoxes devant des icônes tellement ornés qu'ils en étaient aveuglants. L'intérieur des églises orthodoxes croule sous l'or & les couleurs vives, en fait, & c'est tellement, je sais pas, outrageusement joli que c'est difficile de se rappeler que c'est religieux.

& puis le lendemain j'ai pris trois autobus brinquebalants pour aller avec Irina jusqu'à Bogolioubovo (dieu aime cet endroit, que ça veut dire), un tout petit village en bordure de Vladimir. Nous sommes entrées dans un monastère où il a fallu se couvrir la tête d'un foulard & enfiler une grande jupe par-dessus nos pantalons (...l'église orthodoxe, c'est trèstrès traditionnel), mais nous avons surtout emprunté un chemin boueux à travers les champs pour voir une toute petite église se dresser au milieu de nulle part, entre un lac & un troupeau de chèvres. Le garçon qui les surveillait avait neuf ou dix ans, les mains pleines de boue, les joues rondes. Il marmonnait de petites phrases dans le vide & je me suis dit qu'il s'inventait des histoires, de grandes histoires où il n'y avait sûrement aucune chèvre.

Je suis partie de Vladimir en autobus. (État des routes en Russie: peu enviable.) Ça a pris un peu plus de quatre heures parce que c'était dimanche & que les dimanches d'automne, tout le monde revient vers la ville après avoir passé la fin de semaine à la datcha, petite cabane familiale dans les bois -- avec potager, mais souvent sans électricité. & puis quand j'ai vu les affreuses tours à logements de la banlieue de Moscou se profiler à l'horizon, c'était un peu comme revenir à la maison.




Juillet a attrapé la A-H1N1 & je suis partagée entre l'envie de a) trouver ça inexplicablement, ridiculement drôle, ou b) m'inquiéter.

Alors en attendant de pouvoir étouffer tout à fait les débuts d'angoisse qui se tortillent dans ma poitrine, je me lève tôt & je regarde bouillir l'eau dans le samovar, debout dans la cuisine vide. Je fais du kasha, du gruau russe, & je bois mon mauvais café instantané. Je donne tout plein d'amour aux plantes que Kyoto a volé au dixième étage de l'immeuble. J'envoie des colis vers le Québec, après des échanges un peu laborieux avec la préposée du bureau de poste. Je pense à Juillet, tout le temps tous les jours, parce que j'aime mieux m'en ennuyer beaucoup que de m'habituer à ne pas l'avoir avec moi.

Le ciel est gris depuis huit jours mais mon coeur est grand comme ça. Malgré tout.



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