dimanche 27 février 2011





Le problème avec un site comme goodreads, c'est que ça fait naître en moi l'envie impossible d'établir une bonne fois pour toutes la liste de tous les livres que j'ai lus dans ma vie, une liste parfaite & exhaustive qui recenserait toutes les pensées & tous les sentiments que j'ai eus pendant ou avant ou après mes lectures, tout ce qui a pu me passer par la tête entre deux paragraphes, toutes les choses que j'aurais désespérément voulu avoir écrites, tout ce que tous les livres que j'ai lus m'ont jamais donné envie de devenir.

Bref. C'est obsédant, mais c'est quand même mieux que les cahiers à papier quadrillé que je passe mon temps à perdre, à malmener &/ou à imprégner de ronds de café tiède.




Ce matin il était sept heures & j'étais allongée sur le lit & je regardais le ciel & je me sentais, plutôt qu'heureuse ou paisible ou amoureuse ou toutes ces autres choses que j'ai l'habitude de décrire, je me sentais surtout isolée. C'est aussi ça, Toulouse : une ville où je n'ai pas d'amis.




Mes colocataires anglais boivent de la chicorée, préparent du boeuf stroganoff ou du canard à l'orange les soirs où ils n'ont rien de mieux à faire, rient à gorge déployée tous les matins dans la cuisine, s'aiment beaucoup & ne font jamais, jamais la vaisselle.

Il n'y a pas assez de rues à Toulouse pour les milliers & les milliers de héros de la Résistance que la ville, que la France au grand complet a vraisemblablement envie de célébrer. & quand c'est pas les rues qui commémorent leur nom, ce sont les documentaires à la télé le dimanche soir, ou l'ouverture d'un énième minuscule petit musée de la Résistance dans une ville de quatre mille trois cents habitants, ou un concours d'art oratoire pour jeunes lycéens à l'horaire surchargé. C'est l'obsession nationale. Je m'y habituerai jamais.

Chaque fois que je prends le métro à St-Agne, juste à côté de la plus petite gare de la ville, je sais qu'il y aura toujours un bout de musique ridiculement drôle pour me remonter le moral -- une chanson de reggaeton que j'ai pas entendue depuis les quatre mois au Pérou, un Time of My Life tellement remixé qu'il tire sur le trance, &, une très mémorable fois où je me suis pincée tellement j'y croyais pas, la version russe botchée de Belle.

Mais quand je suis loin de St-Agne & que la tranquillité des dimanches me serre les tempes, je m'allonge dans les carrés de soleil que la fenêtre dessine sur mon lit pour regarder la première saison de Six Feet Under huit ans après tout le monde, manger de la compote de pommes, écrire des cartes postales, retourner au café instantané & lire des briques arides de cinq cents pages sur le terrorisme international.



mercredi 16 février 2011





Chaque matin depuis que je suis à Toulouse je me lève & je fais du thé à la menthe & je pose la tasse sur le coin de mon très petit pupitre & j'écris de trop longues phrases à l'encre noire dans un cahier. Quand je le referme c'est pour aller au travail, où chaque fois en entrant dans le local je me dis, à go je suis une employée modèle! À deux heures & six de l'après-midi, j'ai toujours besoin de beaucoup de chocolat pour m'en rappeler.

Souvent je me demande si Chekhov était un bon médecin.




(Je me relis & j'ai l'impression d'être en train de me comparer à Chekhov. C'est pas ça. C'est juste que je me demande si j'aurai un jour une job qui me donne pas envie de toujours un peu botcher la job. Une job à laquelle je finirai pas toujours par voler de petits bouts de temps pour écrire des phrases croches dans des marges de documents qui parlent d'économie sociale & de pépinières d'entreprises en France.)



mardi 15 février 2011





Hier c'était un lundi gris & pluvieux & froid & morose, une journée pour sacrer en pleine rue contre les trous dans mes bottes (la seule constante dans ma vie : j'use toutes mes bottes jusqu'à la corde en moins de quatre mois sans jamais comprendre comment, c'en est presque un talent), une journée pour m'allonger à plat ventre sur mon lit & lire une grosse brique victorienne, Trollope ou Dickens ou Wilkie Collins, faire du thé en essayant de me convaincre que j'ai pas vraiment envie de café, hier c'était une journée pour faire semblant que c'est dimanche & que la vraie de vraie vie sérieuse peut attendre à demain.

Finalement ç'a été autre chose, une journée de fleurs rouges pour moi qui sait jamais quoi faire avec les fleurs, couper les tiges en biseau et les faire tenir en équilibre dans un récipient toujours trop trapu, regarder les fleurs partir dans toutes les directions, s'affaler en éventail, les retenir d'une main maladroite, sont ben belles! ; une journée de pizza sur la rue du Taur, à se rendre compte en payant que du plafond il y a des angelots dodus, dodus & horriblement laids, qui nous regardent compter notre petit change depuis leur grappe de nuages peints sur un coin de ciel trop bleu ; une journée à boire de la bière dans des bottes irrémédiablement trouées, il y a des choses qui s'arrangent pas, à te battre au pool & à regarder La peau douce en me disant que Truffaut, le nom Truffaut, ça me fait quand même toujours penser aux cochons qui reniflent le sol pour y trouver des champignons.

Aujourd'hui je lis Doris Lessing & j'écoute PJ Harvey & j'y trouve la même chose, la même envie moi aussi de dire les choses comme elles méritent d'être dites, même quand c'est brusque, même quand c'est dur, même quand ça fait plaisir à personne.




La chose que je trouve difficile, parfois, c'est de vouloir être toute seule, avoir désespérément, incorrigiblement besoin d'être toute seule, isolée même des gens que j'aime le plus -- & puis me rendre compte, aussitôt que ça m'arrive, que peut-être pas tant que ça.



mardi 8 février 2011





Secret : quand on lit ensemble, j'ai pas vraiment envie de lire.

Ça fait des mois & des mois que je passerais des heures & des heures à rien faire avec toi. Ça me déconcerte. J'ai aimé des gens avant, j'ai aimé beaucoup de gens avant, je suis presque triste d'avoir aimé autant de gens avant toi, mais jamais j'en ai été aussi ralentie, aussi bouleversée & chamboulée & adoucie, apaisée, amadouée. J'ai juste de mauvaises métaphores pour en parler, des choses comme 'rentrer au port', des choses qui parlent de moi comme si j'étais un grand bateau à voile perdu en mer, c'est ridicule, un peu plus & je deviens quoi, une baleine échouée? C'est difficile de rendre justice aux jolies choses & c'est difficile de parler d'amour sans tomber dans le convenu, sans se perdre dans des mots tellement usés qu'ils restent figés sur le papier.

C'est difficile pour moi, & ça c'est à la fois grisant & horriblement terrifiant, de trouver ma vie intéressante si t'es pas là pour m'écouter te la raconter.




Dans un autre ordre d'idée : c'est sidérant le nombre de gens qui arrivent ici en tapant 'grosse laide' dans leur engin de recherche. (Merci, ça me fait plaisir.)

& aussi, juste pour pas finir sur une note aussi désolante pour mon estime de moi : plus il fait chaud dehors & plus je deviens frileuse. À Toulouse il fait dix-sept degrés aujourd'hui mais j'ai de grands frissons qui me caressent les avant-bras ; ma soeur me dit c'est un retour de balance, tsé, pour être pognée dans le sud de la France en plein mois de février. Elle me dit arrête de chialer, & moi je m'ennuie d'elle comme c'est pas possible.

& aussi aussi : aujourd'hui j'ai appris que dans trois mois & deux jours, dans juste un peu plus que trois petits mois, j'ai un livre qui sera disponible en librairie.







Je sais pas comment c'est arrivé mais je suis passée de hier soir, étendue dans mon lit à reconnaître dans le ciel la ceinture d'Orion, à ce matin, la tasse de thé à la menthe sur le coin du pupitre & le stylo & le carnet & la pénombre de ma chambre, la rue qui s'éveille tout doucement en bas, je suis passée de hier soir à ce matin à juste tout à l'heure, heureuse de prendre le métro & de grimper avec une énergie sûrement un peu inutile les marches de l'escalier roulant, avaler le trottoir avec l'envie de me rouler dans l'air ensoleillé, je sais pas comment mais je suis passée de tout ça à là, maintenant, à me rendre compte que ma propriétaire est complètement, parfaitement, fondamentalement folle. & que mes problèmes, ce à quoi je pense pour l'instant comme à des problèmes, sont seulement le tout début de quelque chose qui me fera une contrariété pénible dans la gorge.

J'imagine qu'on peut pas tout avoir.

En attendant je vais continuer à travailler, sur les choses qui me rapportent des sous & sur celles qui m'en donneront jamais, à lire Mémoires d'Hadrien & à me plonger la tête dans ses longues phrases lentes & contemplatives, à me dire que y'en aura pas de facile mais qu'au moins, au pire des pires, ça me fera de drôles d'anecdotes à raconter plus tard.

(C'est toujours la même consolation, non? Il t'arrive des dégueulasseries, mais au moins ça te fera quelque chose à décrire après, un quelque chose sur lequel broder des dizaines & des dizaines d'histoires.)



lundi 7 février 2011





Dans ma chambre il y a une grande porte-fenêtre qui donne sur un début de balcon, un demi ou un tiers ou un tout petit quart de balcon dans lequel tremper ses orteils. Quand je rentre du travail il fait quinze degrés & j'ouvre toutes grandes les portes malgré le bruit de l'heure de pointe & des klaxons six étages plus bas ; quand je me couche je me tortille sur le matelas pour voir un grand pan de ciel et trois étoiles pâles, très pâles dans la nuit éclairée de la ville ; quand je m'éveille il y a deux moineaux qui chantonnent sur la balustrade en fer forgé. Souvent mes deux colocs british sont déjà en train de parler trop fort au-dessus de leur Twinning's English Breakfast Tea, souvent j'aimerais me rendormir mais je peux pas, mais je me dis cibole, y'a des choses pires que ça dans la vie.




À Bordeaux la Garonne est plus large qu'à Toulouse, & avec la brume on pourrait presque dire qu'on commence à pas voir l'autre rive, qu'il me dit en riant. Le long du fleuve il y a les lignes pures des boulevards & des bâtiments, des milliers de lignes droites qui étourdissent un peu à force de ne jamais se terminer, & moi je pense à Pétersbourg & au Palais d'Hiver couleur menthe & à la rue Rossi, la rue aux dimensions parfaites.

Nous marchons lentement, mes doigts froids dans sa paume & la Garonne accrochée au coin de l'oeil, & il me dit l'année passée je devais aller à Malmö & finalement ç'a pas marché & finalement je suis allé à Moscou. & je me rappelle Malmö, Malmö qui se prononce Mal-meuh, & je me rappelle le hostel un peu excentré où j'avais dû entrer par effraction, un vingt-sept décembre noir & froid froid froid, parce que la porte était verrouillée & qu'on m'avait donné le mauvais code, je m'étais glissée par une fenêtre après avoir laissé mon gros sac à dos dans la neige mouillé & sur le coup ça m'avait même pas fâchée, j'avais surtout regretté de ne pas avoir personne avec qui partager tout de suite mon triomphe. J'essaie de l'imaginer dans Malmö, dans ce que je me souviens de la ville, une tuque de laine enfoncée sur la tête & toujours ses très longs cils qui caressent des dizaines de taches de rousseur, & je peux pas. Je pense, les choses tiennent à pas grand-chose ; je pense à Marie-Jo Thério qui chante j'me réveille j'pensais j'aurais pu être du plastique dans une dump au New Jersey. Je me dis que tout est précaire & précieux & ça me rend toutes sortes de choses, je sais pas, ça me rend reconnaissante & craintive & heureuse & téméraire & amoureuse.



mercredi 2 février 2011





Il m'arrive des choses grandes & dures & vraies. Mais comme chaque fois que j'ai mal à la tête de tant vouloir être honnête, la seule chose dont j'ai envie c'est de lire des livres & de parler de livres & de faire des listes de livres, des livres dans lesquels il fait bon se creuser une tanière où vivre un moment, un espace douillet où tout est déjà écrit.

Je lis mon premier Bolaño & quand je tourne la dernière page, quand j'arrive à la dernière phrase, quand je laisse rouler le dernier R dans ma tête, j'ai l'impression d'arriver à une époque charnière de ma vie. (Un peu plus & je m'exclame théâtralement, le dos de la main rejetée contre le front, Bob, Bob, where have you been all my life? Sauf que non.) Il y a le Chili & il y a des poètes qui ne font que lire lire lire & écrire écrire écrire & il y a des violences tordues dans les marges des pages & il y a toutes sortes de quêtes & de la poésie écrite dans le ciel & des mouvements littéraires inventés & des crimes que personne ne nomme. Bref. C'est bon à s'en pitcher dans les murs.

Je lis des choses moins transcendantes. Par exemple : une histoire de la géométrie où l'auteur passe plus de temps à faire des jokes plates sur ses fils (?) qu'à parler de la théorie des cordes. Mais le reste du temps je lis de bonnes choses. Je lis Anaïs Nin, aussi pour la première fois ; je lis un roman sur la guerre du Biafra qui s'étale, merveilleusement tentaculaire, dans tous les dédales possibles. Je vais à la Médiathèque & je m'accapare tout ce qu'il y a de bon dans les rayons, je m'accroupis pour mieux lire les titres sur les tablettes qui rasent le sol. Je lisse mes doigts contre le dos des livres. L'anticipation de ceux qui restent à lire, le plaisir difficile de choisir soigneusement, presque péniblement, ceux à emprunter. Il y a quelque chose de précieux là-dedans, quelque chose de cérémonial qui me rend heureuse.

Parfois j'ai l'impression qu'en lisant je vis plus immédiatement, que les choses me parviennent sans les espèces de décélérations du quotidien, les moments de vide & d'ennui, d'attente, les poches de rien du tout. Parfois c'est le contraire, parfois je me dis que je m'englue dans des moments qui ne seront jamais à moi. Ces jours-ci je suis surtout heureuse de pouvoir lire sur des gens à qui j'aurai jamais besoin d'expliquer qui je suis ou d'où je viens ou qu'est-ce que je viens faire, moi, à vingt-cinq ans, dans une ville & un bureau & un appartement où je fais juste passer en coup de vent.

& la plupart du temps je sais pas, mais je lis quand même.




L'humidité de l'hiver se glisse sous les semelles minces de mes bottes & passe la journée à me chatouiller les pieds.

À l'heure du midi mes collègues de travail parlent d'homéopathie avec tout le sérieux du monde & moi je pense à Porcelaine, qui alignerait des tabarnarque de granos dans sa tête en essayant de ne pas s'étouffer avec son sandwich. (Ils se servent aussi de Cent ans de solitude & 1984 pour s'attaquer à la sur-conceptualisation dont est affligé notre pauvre monde, aussi, mais ça c'est une autre histoire.)

Quand je vais à la petite épicerie froide en dessous de chez moi, la seule ouverte un dimanche, je vois que la minuscule caissière asiatique, emmitouflée derrière son comptoir, parle joyeusement sur skype.

Le soir je mange de grands bols de soupe chaude en regardant des films, toutes sortes de films -- La Belle & la Bête de Cocteau, les films de Kubrick que j'avais jamais vus, 2001 : A Space Odyssey & Barry Lyndon, The Name of the Rose pour me rendre compte que Sean Connery a arrêté de vieillir il y a vingt-cinq ans. Ou bien je fais toutes les choses que je prends jamais la peine de faire à Québec, je vais à tout ce à quoi je peux aller, le festival de films coréens, la projection de documentaires polonais, une pièce en russe d'une troupe de théâtre lettone qui me fait pleurer dans le noir de la salle, les journées gratuites des musées & les expositions photo à la Médiathèque, les conférences grand public sur l'histoire de la médecine chinoise. Avec toi.

Parfois je me demande quand je serai rassasiée, quand j'aurai la certitude tranquille d'en avoir vécu assez.

& parfois je reste assise devant la fenêtre de ma chambre, avec l'impression splendide que ma vie bouge & bouge & bouge.