jeudi 14 avril 2011





À Toulouse je marche tous les matins pour me rendre au travail. La plupart du temps, ça veut dire que je passe une demi-heure à sacrer contre les caves qui stationnent leur auto au beau milieu des trottoirs. J'emprunte tout un dédale de petites rues qui longent le chemin de fer, puis le canal, puis un grand bout de rien, & dehors il fait beau, des vingt degrés celsius qui enveloppent les journées de bonne chaleur insouciante, la chaleur encore un peu fraîche des meilleures journées de printemps.

En Russie je faisais des listes de chansons à ne pas écouter quand on s'ennuie de chez soi : Via Chicago de Wilco, Simon & Garfunkel & Homeward Bound, Woody Guthrie qui se plaint que I Ain't Got No Home.

Au Pérou je jouais toute la journée dans l'argile froide pour faire d'immenses têtes de marionnettes, & tout ce que j'écoutais c'était Buena Vista Social Club, toujours, parce que c'est la seule chose que je pouvais faire jouer dans l'atelier sans qu'il y ait des exclamations de puééé que esa gringita no sabe nada de música qui fusent de partout.

Au Pays Basque je pense que ça intéresse personne, parce que c’était du ska en euskera qui me rappelait mes quatorze ans & les livres que je dissimulais à moitié sous mon pupitre pour lire pendant les cours d’histoire & la première bière bue au complet dans le fin fond d’un camp de chasse.

Hier j’ai passé l’après-midi à écouter Leonard Cohen, surtout Sisters of Mercy parce que & they brought me their comfort & later they brought me this song.

J’essaie d’apprendre, mais il y a des jours où c'est plus difficile.



mercredi 13 avril 2011





Hier je me suis rappelée de Luz, petite chose rachitique & autoritaire qui m’aura forcée, pendant deux semestres d’affilée, à décortiquer de longues phrases en espagnol, à les triturer jusqu’à les réduire à leurs plus simples éléments, sintagma nominal verbal ou je sais plus quoi d’autre. Estie. J’ai tout oublié de mes cours de grammaire espagnole, sauf Luz. & peut-être une coupelle de verbes irréguliers.

Hier je me suis rappelée de Luz qui entrait toujours dans la classe en faisant claquer ses talons sur les vieux planchers usés, de très belles bottes qu’elle préservait de la neige & du sel & de l’hiver mais j’ai aucune idée comment, moi je devais traîner à peu près deux pouces de calcaire incrusté dans le cuir des miennes, Luz entrait dans la classe & elle était toujours la même, le visage dur, le corps sec, rien chez elle qui puisse trahir même un tout petit morceau de chaleur. Elle avait un prénom de lumière, mais pas grand-chose d’autre de ce côté-là. Des taches de rousseur éparpillées sur son petit visage fermé, des cheveux noirs, des robes qui flottaient sur elle, s’accrochaient à ses clavicules, de très jolies mains aux longs doigts qui désignaient toujours subitement, irrévocablement, joven, le toca!, c’est votre tour, au tableau, qu’est-ce que vous attendez pour m’entretenir de syntagmes verbaux?

Luz avait trente-deux ans mais les méthodes pédagogiques des bonnes sœurs qui passaient leur temps à tirer les oreilles de ma mère.

Luz (que je n’ai jamais appelée Luz, que j’aurais jamais osé, devant qui je passais de trop longues secondes à hésiter entre señora & señorita), Luz c’est la première personne que j’ai rencontrée qui faisait aussi peu d’effort pour être agréable. L’apprécier demandait un effort de volonté extraordinaire & ça, juste ça, ça forçait une certaine admiration involontaire, un élan mal placé d’enthousiasme pour une personne qui, vraiment, honnêtement, s’en câlissait.

Alors hier j’ai repensé à Luz, petite chose rachitique & autoritaire qui m’a simultanément terrorisée & fascinée pendant huit mois, & je me suis dit que peut-être ça la fâcherait, savoir que je garde un bon souvenir d’elle.

Il y aurait une histoire à raconter sur Luz, mais je sais pas trop laquelle.




Ces temps-ci ma vie est déboussolante & décousue. Mon contrat se termine demain & je quitte Toulouse dans deux semaines & je retourne à Québec juste un tout petit peu après. Je traîne des chagrins insidieux auxquels j'ai pas envie d'accorder trop d'attention. J'écoute seulement des chansons qui ne disent rien.