mardi 10 novembre 2009





Entrer dans le wagon de troisième classe d'un train de nuit russe, c'est se glisser dans un monde parallèle, un tout petit univers qui existe en vase clos depuis très longtemps, peut-être depuis toujours. Aussi l'impression de s'enfouir dans un sous-marin: un wagon-dortoir où l'espace est divisé comprimé réquisitionné, des lits superposés qui encombrent les murs, des corridors étroits & une proximité forcée, aussi immédiate qu'une odeur trop forte. Mais les Russes ne s'en font pas vraiment avec l'espace vital -- c'est toujours très abstrait & pas tout à fait nécessaire, comme si même dans le plus grand pays du monde ils avaient été habitués à s'empiler les uns sur les autres. Ils se pressent avec leurs bagages sur ces longs bancs durs qui deviendront des couchettes, épaules contre épaules, sacs de provisions en équilibre précaire sur les cuisses, manteaux épais qui, accrochés aux murs, bloquent déjà la moitié du corridor. Ils sont là une demie-heure avant le départ & moi je suis surprise, lorsque j'entre dans le wagon cinq petites minutes avant l'heure, de tomber sur tous ces visage déjà à moitié endormis.

Quand le train démarre il y a une grande lumière crue qui envahit le wagon, les néons qui au plafond s'allument, & tout ce qu'il y avait d'amorphe est balayé, meurt aveuglé sur le plancher sale. Les hommes décapsulent une bière, deux bières, trois bières; les madames réquisitionnent l'aide de leurs voisines pour enfiler leur pyjama derrière un drap maintenu à la verticale; les bébés gigotent & rient & baillent & puis se mettent à pleurer, subitement, comme si toute la tristesse du monde s'échappait des banlieues de Moscou, que le train traverse à vitesse réduite, pour se glisser sous leur petite langue rose. Au fond du wagon il y a un énorme samovar de métal, un dinosaure qui suinte de partout & devant lequel les gens font la queue, pour le dernier thé du soir. Le contrôleur essaie tant bien que mal de faire ce qu'il doit faire, contrôler les billets, mais tout le monde bouge tellement que c'est difficile de savoir qui devrait être où. & puis de toute façon les passagers ont déjà commencé à dérouler les matelas sur les petits lits durs, à étendre les draps, à déplacer les bagages dont on ne sait plus quoi faire, à se contorsionner pour laisser passer ceux qui se dirigent vers le samovar; les gens retirent leurs bottes, souvent une partie de leurs vêtements, les hommes calent leur reste de bière & les madames s'étendent sans s'être démaquillées. Ceux qui dorment sur les couchettes du haut y grimpent avec une agilité surprenante, de vrais de vrais mouvements de gymnastes, à croire qu'ils les ont tous appris à la petite école. Entre les tables de multiplication & les rudiments de la langue anglaise, peut-être.

Quand je m'allonge sur mon lit les néons sont toujours allumés & ça me fait drôle de voir les gens comme ça, dans ce moment tout juste avant le sommeil, sous une lumière aussi impudique. Puis tout s'éteint & je m'endors dans la pénombre, avec dans les oreilles la conversation mi-murmurée mi-marmonnée de deux babouchkas qui babillent joyeusement en terminant leur thé.

Lorsque je m'éveille il y a par la fenêtre un paysage mouillé parsemé de bouleaux, toujours ces très grands bouleaux un peu meurtris qui bordent les chemins de fer. Les bruits réguliers du wagon qui avale les rails me rappellent le poème de Blaise Cendrars, le train retombe toujours sur toutes ses roues; je me souviens de la première fois où j'ai lu ce poème, il y a presque six ans, de la première vraie fois où j'ai eu envie d'aller en Russie. & je me dis, la tête encore embrumée de sommeil: woah. J'y suis.




Je suis revenue de Kazan pour me rendre compte que les parents de Kyoto, de passage à Moscou la semaine dernière, ont laissé derrière eux douze boîtes de chocolat belge.

Aujourd'hui, dans la plus belle des coïncidences du monde entier, je me suis aperçue que j'ai (très inexplicablement) perdu six livres depuis mon arrivée ici.

Je crois que la vie essaie de me dire quelque chose. (Mis à part, bien sûr, qu'elle est trèstrès jolie.)



3 commentaires:

  1. Juste un mot pour te dire que tes textes sont réellement très beaux et retranscrivent bien ce que l'on peut ressentir lorsqu'on change de pays.
    J'ai découvert ton blog par le plus grand des hasards en me renseignant sur limoilou. Je viens d'emménager à Québec, et je ressens moi aussi un certain dépaysement, qui n'est pas celui de la langue, ni totalement celui de la culture, mais une impression diffuse, qui se matérialise parfois par des "pics de conscience" comme celui décrit dans le train. C'est exactement ça, parfois je me dit juste: "woah. J'y suis"!

    bon voyage à toi, et continue d'écrire!

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  2. Merci merci merci! Vraiment!

    & c'est drôle que tu sois tombée ici en cherchant des trucs sur Limoilou! C'est un coin que j'aime mais où j'ai jamais habité -- j'espère que ça te plaît, jusqu'ici. :)

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  3. oui, j'adore ce quartier, c'est tellement joli, et il suffit de passer le pont et on est en ville. Québec est très accueillante, mais je n'y suis que pour 6 mois encore, ça passe tellement vite...il faut en profiter!
    Bonne journée à toi,
    A bientôt!

    P.S. J'ai tjs rêvé d'aller en Russie, alors j'y suis un peu par procuration maintenant ;)
    merci!

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